Chapitre XXXII
— Je me demande si Amirya va nous laisser ici à nous ronger les sangs et à nous ennuyer à mort jusqu’à la fin des temps, dit Marguerida le quatrième jour de leur captivité.
— Tu n’avais pas l’air de t’ennuyer il y a une heure, répondit Mikhail en souriant.
— Nous ne pouvons pas passer le restant de nos jours à faire l’amour et à dormir, Mik !
— On pourrait faire pire, mais tu as raison. C’est étonnant que nous ne nous soyons pas tapé sur les nerfs mutuellement. Cette chambre me paraît plus petite chaque fois que je la regarde. Mais pendant que tu faisais la sieste tout à l’heure, j’ai encore exploré un peu. Je commence à m’en tirer très bien.
— Pour le seul plaisir d’écouter aux portes ou pour apprendre quelque chose d’utile ?
Mikhail remua sur le lit étroit, cherchant une position confortable. Il était assis en tailleur, adossé au mur, et la liberté lui manquait. Il avait appris des tas de choses pendant cette retraite forcée, mais il ne les comprenait pas encore toutes.
— J’ai découvert qu’il y a une importante cache d’explosifs de l’autre côté de la Tour – dans cette bâtisse en pierre à porte rouge que nous avons vue en arrivant.
— Comment fais-tu ? Je ne comprends toujours pas comment tu réalises ces explorations. Tu comprends, toi ?
— Non. Je suppose que c’est une fonction de la matrice et je l’accepte, c’est tout. Tout ce que je sais, c’est que j’ai la perception des espaces, ce que je n’avais pas avant, et je perçois parfois ce qu’ils contiennent. Par exemple, je sais qu’il y a une vraie salle de banquet dans l’autre tour – très majestueuse, bien qu’un peu froide. Dom Padriac y passe beaucoup de temps, rêvant à détruire Thendara, je suppose. Je n’y suis pas resté longtemps, de crainte qu’il ne remarque ma présence.
— Ce qui m’intéresserait davantage, c’est comment sortir d’ici.
— Ce ne sera pas facile. Le couloir où nous sommes est fermé à clé à l’autre bout qui ouvre sur les cuisines. Il y a un cuisinier et plusieurs gâte-sauce, mais aucun ne parle beaucoup, alors je n’ai pas pu surprendre des commérages. J’ai quand même remarqué une atmosphère d’anticipation, une sorte d’anxiété générale, alors je pense que le dénouement approche. Si nous parvenions à ouvrir cette porte et à traverser la cuisine, les écuries sont à cent mètres de là. Mais il y a encore la porte que nous ne pourrions pas ouvrir à nous deux.
— Oh, je ne sais pas, dit Marguerida, fléchissant sa main gauche et étrécissant les yeux. Si j’arrivais jusque-là, je crois que je pourrais faire quelque chose.
Mikhail l’observa. Elle dormait beaucoup et gardait le silence pendant de longues périodes, différence de comportement qui l’avait inquiété au début. La Marguerida qu’il connaissait était beaucoup plus active et éveillée. Maintenant, elle rêvassait la plupart du temps. Mais il savait qu’elle se livrait à un travail quelconque car, pendant qu’elle dormait, il recevait de son esprit des impressions très complexes. Le contact qu’elle avait eu avec la matrice de Varzil avait manifestement provoqué en elle des changements qu’elle mettrait du temps à intégrer. Il avait le même problème, et il se félicitait qu’Amirya les ait ignorés, au lieu de les mettre au travail immédiatement comme elle l’avait promis à son frère.
— Oui, tu pourrais sans doute. Si nous arrivions jusque-là. Ce qui est impossible actuellement.
Il remua une fois de plus.
— J’ai essayé de faire le plan de tout le château, et le seul endroit que je ne parvienne pas à pénétrer se trouve juste au-dessus de nos têtes. Je sens des tas d’écrans, mais il y a tant d’amortisseurs qu’à côté la Chambre de Cristal fait l’effet d’une passoire. Je sais que les gens des autres chambres montent là-haut et qu’ils sont malades. Je n’ai jamais rien vu de pareil, Marguerida. Ils dépérissent.
La deuxième nuit, il avait entendu de nombreux traînements de pieds devant leur porte. Il avait senti leurs maladies, et aussi le silence de leurs esprits. Ils semblaient ne pas savoir leurs propres noms, et il n’avait pas trouvé le bourdonnement normal des pensées qu’il attendait. Et ils ne parlaient pas non plus, chose encore plus perturbante.
Il les avait suivis mentalement, mais ils avaient tous semblé s’évanouir totalement quelques minutes plus tard. Il avait alors découvert que les étages supérieurs étaient protégés par des boucliers télépathiques qui empêchaient de voir au-delà. Comme si les étages supérieurs étaient invisibles. Et pourtant, il savait qu’ils étaient là.
— Je sais, et j’enrage. Ils sont réduits à la soumission par les drogues, et Amirya doit supposer que nous le sommes aussi. Mais je ne crois pas qu’ils soient malades à cause des drogues. Il y a un poison quelconque ici, et je ne suis pas certaine que nous ne tomberons pas malades si nous devons rester encore quelque temps ici. Dommage que nous ne puissions pas nous frayer un chemin à l’explosif.
— Je sais, mais le laran a ses limites, même celui-là, dit-il, baissant les yeux sur l’anneau flamboyant à son doigt, et se demandant s’il vivrait assez pour apprendre à l’utiliser.
Il avait déjà découvert qu’il lui permettait de cartographier à distance, de projeter son esprit et ses sens au loin. Mais les informations qu’il avait rassemblées étaient vagues et floues, intéressantes mais pas immédiatement utiles. Il voulait de l’action, et bientôt.
On frappa à la porte et on ouvrit. Un serviteur silencieux, debout dans le couloir, leur fit signe de le suivre. Mikhail se leva et découvrit qu’un de ses pieds s’était engourdi dans la posture du tailleur. Des aiguilles et des épingles lui picotèrent les orteils tandis qu’il se penchait pour enfiler ses pantoufles. On leur avait fourni également de confortables robes de chambre en laine, et ils avaient été bien contents de quitter leurs vêtements crasseux.
— Enfin, on nous convoque !
— Oui. Pas trop tôt !
Le serviteur, livide, secoua la tête et porta un index à ses lèvres pour leur recommander le silence. Il était d’une maigreur squelettique, et paraissait terrifié. Mikhail l’ignora.
— Comment te sens-tu, ma chérie ?
— Complètement dans le brouillard. Cet endroit est oppressant. J’ai beau dormir, je ne suis jamais reposée. Je ne me sens pas malade ou autre chose. En fait, si je devais décrire mon état, je dirais que je suis très heureuse sans raison.
Puis elle lui sourit et ajouta :
— Enfin, être mariée avec toi est une raison suffisante.
Mikhail gloussa.
— Si tu peux te sentir heureuse dans notre situation actuelle, carya, alors tu es encore plus étonnante que je ne le croyais.
Et on ferait bien de se taire avant que ce pauvre diable pique une crise, Mik.
Ce pauvre diable ? Oh, je l’avais oublié. Tu as raison. Et nous allons peut-être découvrir exactement ce qui se passe. Tu as des visions de l’avenir ?
Aucune sur quoi j’aie envie de m’appesantir – quelque chose avec du feu qui ne me plaît pas du tout !
Du feu ! Ça ne paraît pas très prometteur. Je voudrais bien savoir pourquoi personne ne parle. Je n’ai jamais connu de serviteurs qui ne colportaient pas des ragots. Et l’esprit de cet homme est vide de tout ce qui ne concerne pas sa tâche immédiate. Mikhail sentait l’anxiété inexprimée de Marguerida. Ce devait être l’enfer que de voir l’avenir par éclairs, sans aucun moyen de savoir ce qu’ils signifiaient avant qu’il ne soit trop tard.
Mik, s’ils ne peuvent pas parler, ils ne peuvent pas comploter. Je soupçonne que, sans la forme quelconque de répression qui est utilisée, Dom Padriac aurait une révolte sur les bras. Et Amirya ne sait où donner de la tête, devant à la fois faire plaisir à son frère et terminer ce travail diabolique.
Mais alors, comment peuvent-ils travailler dans les écrans ?
C’est ce que nous allons savoir sous peu.
Je te trouve affreusement calme.
Vraiment ? Eh bien, je ne le suis pas. Mais… tu ne sens pas ?
Quoi ?
Que le dénouement approche ?
Non. Tout ce que je peux dire avec certitude, c’est que je dois être là et faire ce qui doit être fait, que ça me plaise ou non. Je n’ai aucune notion de temps, juste un but.
Mais bien sûr ! Maintenant, je comprends ce qui me titille l’esprit depuis des jours. Je sens le temps et toi, tu sais ce que nous devons faire. Il perçut son émotion, le plaisir et le soulagement ressentis à la résolution du problème, et autre chose encore qu’il ne put définir. C’est ce que Varzil voulait dire en affirmant que nous devions n’être qu’un en deux personnes.
Le couloir se remplissait d’hommes et de femmes qui avançaient comme des automates, avec des gestes lents et raides très perturbants. Leurs visages étaient vides de tout sentiment, et Mikhail n’avait pas besoin d’être télépathe pour savoir que les pauvres diables étaient dépouillés de leur volonté.
Mikhail sentit renaître sa colère, puis vit la main de Marguerida sur son bras, et qui serrait.
Essaye de prendre l’air stupide, Mik, ou nous nous retrouverons dans notre chambre.
Que veux-tu dire ?
Amirya et Padriac maintiennent ces pauvres diables en transe, pour qu’ils ne puissent pas saboter le travail. C’est pourquoi elle ne nous a pas fait monter plus tôt – elle voulait être sûre que nous avions mangé assez d’aliments drogués pour être bien dociles.
Docile ? Toi ?
Tu as bien fait de jeter dans les toilettes ce que nous ne mangions pas ! Moi, j’aurais tout caché sous le lit, et maintenant nous aurions sans doute des vers pour nous tenir compagnie.
C’est probable.
Ces pauvres gens ressemblent à des zombies.
Des zombies ? Je ne connais pas ce mot.
Des revenants, Mik. Des morts-vivants et, d’après leur tête, « mort » est le mot important. Je voudrais les aider, guérir de ce qui les fait souffrir. La main me démange de me mettre au travail, et c’est très déplaisant. Mais nous ferions bien de prendre l’air docile et bête jusqu’à ce que nous arrivions dans la Tour. Allons – ce soir, ce sera la nuit fatidique, j’espère !
Ils franchirent une porte et se mirent à gravir un étroit escalier. Aucun bruit, à part celui des pieds traînant sur les pierres et, de temps en temps, un gémissement. La femme précédant Mikhail s’arrêta une fois et s’appuya contre le mur, haletante. Puis elle posa sur lui des yeux mornes et angoissés.
Marguerida se pencha par-dessus Mikhail et attacha sur la femme un regard pénétrant, puis elle leva vivement la main gauche qui décrivit un petit geste circulaire devant la femme. Elle sursauta, comme sous une décharge électrique, et ses yeux s’animèrent un peu. Quelque chose comme un sourire joua sur ses lèvres exsangues et elle secoua la tête, comme pour s’éclaircir les idées. Puis elle retomba dans son attitude de vaincue et se remit à monter. Seul un peu plus de vigueur dans son pas trahissait le changement.
L’odeur irritante de l’ozone se faisait plus forte à mesure qu’ils montaient. Mikhail regarda sa femme mais, pour une fois, la proximité de nombreuses matrices ne semblait pas la perturber. En fait, son air attestait qu’elle les supportait comme elle n’en avait jamais été capable à Arilinn.
Trois étages plus haut, ils débouchèrent dans une immense salle où luisaient des écrans de matrices, plus grands que tous ceux que Mikhail avait vus jusque-là. La salle tremblait presque d’énergie, et sa première impression fut d’une immense puissance. À y regarder de plus près, Mikhail remarqua que les écrans avaient de nombreux défauts, des matrices imparfaites, et des alignements défectueux qui auraient poussé n’importe quel technicien à s’arracher les cheveux.
Amirya attendait, debout au milieu de la pièce, les lèvres mordues jusqu’au sang, les pupilles réduites à deux têtes d’épingles. Elle avait les mains crispées, et de grands cernes sous les yeux, comme si elle n’avait pas dormi depuis plusieurs jours. Elle ne tenait debout que par un pur acte de volonté, et elle lui fit pitié. Puis il regarda tous les leroni malades autour d’elle, les bras pendant mollement aux côtés, et toute pitié s’envola. Il sentait presque la peur de la jeune fille.
L’écran ouest est défectueux. Réparez-le !
Deux leroni traversèrent la salle comme des noctambules en traînant les pieds. Mikhail perçut en eux une résistance, en dépit de leur somnolence. La femme que Marguerida avait traitée dans l’escalier les regarda en passant, l’œil vif, un demi-sourire aux lèvres. Il se demanda si sa femme pourrait faire la même chose pour les autres, sans qu’Amirya s’en aperçoive. Un plan commença à germer dans sa tête.
Il les regarda tous les deux – un homme et la femme de l’escalier – approcher de l’écran. À gestes lents et maladroits, ils enfilèrent de lourds gants de protection. Ils regardèrent l’écran, puis la femme fit quelque chose qu’il ne vit pas bien. Quand elle se retourna, elle avait une grosse matrice dans la main.
Amirya jura d’une voix sifflante, comme si elle allait craquer. Non, non ! Réparez, j’ai dit !
Domna, ce cristal est fêlé.
Il n'était pas fêlé hier soir ! Même mental, le ton était strident, à la limite de l’hystérie. Il faut terminer l’extraction minière ce soir !
Domna, le cristal est inutilisable.
Amirya se rua vers la femme et la gifla à toute volée, glapissant de frustration. Un profond silence régnait dans la salle. Amirya se ressaisit un peu, se calma. Remplacez le cristal !
Domna, nous n’avons rien pour le remplacer.
La voix était morne et indifférente, mais Mikhail comprit que c’était une ruse. Amirya était trop frénétique et épuisée pour remarquer que la femme n’était plus complètement anesthésiée.
On dirait que ces pauvres esclaves ont fait un peu de sabotage de leur cru, Mik.
Oui, tu dois avoir raison. Et le problème d’Amirya, c’est que, pour s’assurer de leur docilité, elle est obligée de les droguer, et les gens drogués commettent des fautes stupides. De plus, elle n’a pas assez d’expérience pour diriger un cercle – remarque les autres, qui restent plantés sans bouger comme des mannequins. Elle n’est pas loin de craquer – comment utiliser ça à notre avantage ?
Pauvre Amirya. Le visage de Marguerida était plein de compassion, mais son regard, froid et terrible. Mikhail espéra qu’elle ne tournerait jamais ce regard sur lui, car il était terrifiant. Il sut qu’elle ferait ce qu’elle avait à faire, sans se soucier des conséquences.
Pendant qu’Amirya était occupée ailleurs, Mikhail décida d’explorer la salle, et celle qu’il sentait derrière une porte fermée. Elles étaient si bien protégées qu’il n’avait pas pu y pénétrer au cours de ses explorations mentales. Et il comprit que si la pauvre Gardienne n’avait pas été contrainte de se servir d’eux, ils n’y seraient jamais montés. Elle les aurait laissés moisir dans leur chambre jusqu’à ce qu’il soit trop tard.
Tu as une idée, toi ? Tu vois ce truc dans la salle d’à côté ?
Quel truc ? Oh, ça ! Je ne le vois qu’à travers toi, mais on dirait du minerai à faible teneur en uranium. Je ne sais même pas s’il y a de l’uranium sur Ténébreuse. Et toi ? Pas étonnent qu’Amirya soit nerveuse. Et c’est grave, très grave, car il n’y a aucun moyen sûr de s’en débarrasser. Mais je suis loin d’être ingénieur nucléaire, Mik.
Ça ne peut pas… être changé ?
Changé ? Hum. En théorie, tout élément peut être transformé en un autre, mais l’énergie qu’il y faudrait est hors de portée des forces humaines. Je me rappelle quelque chose sur la transmutation du plomb en or, le rêve des alchimistes d’autrefois, grâce aux matières nucléaires. Ce qui ne nous sert pas à grand-chose. Tu peux travailler aux niveaux subatomiques ?
Peut-être, si j’avais une douzaine d’années pour étudier ma matrice.
Si nous avions une fusée, nous pourrions envoyer ces matériaux dans le soleil. Mikhail savait que Marguerida s’efforçait de conserver le moral, mais il sentait le désespoir qui commençait à la miner. Elle avait peur du matériau luminescent de l’autre pièce, et il se félicitait que son ignorance l’empêchât de partager totalement ses craintes.
Et si nous avions des ailes, nous pourrions voler !
Ils se turent, et regardèrent les misérables leroni accomplir gauchement leur tâche. Leur esprit était sous emprise, mais ils conservaient une partie de leur volonté, sinon ils n’auraient pas pu travailler du tout, réalisa Mikhail. Amirya devait leur laisser suffisamment de libre arbitre pour qu’ils puissent fonctionner, et c’était la nécessité de maintenir cet équilibre qui l’épuisait.
L’homme et la femme avaient posé le cristal fêlé et en prenaient un autre dans une boîte. L’homme grogna, fit un mouvement brusque, et la grosse matrice tomba par terre où elle se brisa en plusieurs morceaux. Puis l’homme leva la tête et regarda Mikhail, qui vit une lueur fugitive dans ses yeux, une lueur de révolte. Elle disparut aussi vite qu’elle était apparue, et il baissa le regard sur la pierre, l’air étonné.
La Gardienne se retourna et hurla. Mikhail traversa vivement la pièce, ses jambes le portant sans intervention de sa volonté. Arrivé devant Amirya, il ferma le poing, lança vivement le bras et l’atteignit au menton.
Amirya chancela, puis s’effondra en tas dans ses jupes Mikhail contempla la forme inconsciente, en proie à des sentiments conflictuels. Il ressentit quand même une grande satisfaction. Elle ne s’attendait pas à une attaque physique, seulement à un assaut du laran. Et elle croyait que ses drogues l’avaient rendu servile. Il secoua sa main. Il s’était fait mal !
L’atmosphère de la salle changea. Les leroni remuèrent, nerveux et désorientés, fixant sur Mikhail des yeux mornes, et un homme grisonnant sourit.
— Pourquoi personne n’y a-t-il pensé plus tôt ? demanda-t-il d’une voix bourrue.
Une femme s’effondra, une autre commença à vomir. Celui qui avait parlé s’ébroua, comme pour se débarrasser des drogues, s’en libérer. Mais les autres, épuisés et désemparés, demeurèrent immobiles. Et à leur silence, Mikhail comprit qu’ils avaient peur de lui et de Marguerida.
Il faut les remettre en état de fonctionner, ma chérie.
Oui, il le faut. Prends l’homme qui a cassé le cristal ; je m’occupe de la femme.
Mikhail enjamba la Gardienne inconsciente et s’approcha de l’homme, toujours debout près de l’écran. Il avait un peu d’appréhension, car, bien qu’ayant dégagé les canaux de Marguerida, il ne s’était jamais exercé sur personne d’autre. Et elle, elle avait sa matrice qui la protégeait, mais il avait peur de tuer l’homme avec les meilleures intentions du monde. Quand même, il fallait agir, et vite.
Il leva lentement la main, et sentit la chaleur puiser dans ses muscles. Marguerida lui avait expliqué de son mieux ce qu’elle avait ressenti en rééquilibrant ses énergies dans la cuisine déserte, et il espérait l’avoir comprise. Un sentiment de bien-être fulgura dans ses veines, et il eut l’impression de briller. Puis il tendit la main, s’efforçant de percevoir l’énergie distincte de l’homme, et de se fondre avec elle. C’était très difficile, et la sueur perla à son front. Il ne connaissait pas cet homme comme il connaissait sa femme.
Concentrant sa conscience sur un seul point, il y focalisa son énergie. Il eut une impression bizarre et eut envie de se retirer. C’était une sensation très intime, plus que le travail dans un cercle, et avec un étranger, cela suscita en lui un malaise. Puis il réalisa que cela ressemblait trop à un rapport sexuel pour son goût. Mikhail n’avait jamais fait l’amour avec un homme et n’en avait jamais eu le désir.
Une onde d’énergie monta en lui, et l’homme ravala son air. Il rougit, et gratifia Mikhail d’un regard qui en disait long. Il devait avoir éprouvé la même chose – ce n’était pas un viol, mais c’en était assez proche pour être embarrassant.
— Qui que tu sois, merci. Je suis Davil Syrtis.
— Qu’est-ce qu’on va faire d’elle ? demanda la femme de l’escalier. J’aimerais lui tordre le cou, ajouta-t-elle avec haine. Mais la mort serait encore trop bonne pour elle.
— Allons, Betha, il n’y a pas eu assez de morts comme ça ?
— Elle a laissé ma sœur Clarinda mourir de ses blessures, répondit Betha en découvrant les dents. Et elle nous enferme ici pour tirer de la terre cette horrible pierre jaune sans s’occuper de savoir si nous allons vivre ou mourir. C’est un monstre.
— Amirya pose un problème, mais ce n’est pas le plus important, dit celui qui avait parlé le premier.
Marguerida s’écartait de lui, ayant apparemment travaillé avec célérité.
— Nous sommes piégés ici, et il faut nous évader. Mais nous ne pouvons pas laisser ici la pierre jaune : c’est trop dangereux.
Il regarda tour à tour Mikhail et Marguerida, ajoutant :
— J’espère que vous ne nous avez pas sortis de la marmite pour nous jeter dans le feu, étrangers.
La dénommée Betha gloussa.
— Ne faites pas attention à Marius : il voit toujours le mauvais côté des choses. Mais qu’est-ce qu’on va faire ?
Elle porta la main à son front.
— J’ai l’impression d’avoir la tête bourrée de coton des Villes Sèches, et pas de la meilleure qualité, en plus ! Depuis qu’ils nous ont ramenés de Hali, ils nous donnent des saletés. De l’aphrosone, et aussi autre chose. Mais elle s’est aperçue que ça nous empêchait de travailler – on devenait trop bêtes pour être utiles ! Alors elle a réduit les doses, mais je me sens encore… débile ! dit-elle, outrée.
Et la façon dont elle foudroya Amirya n’annonçait rien de bon pour la Gardienne inconsciente.
Mikhail hésitait, encore déstabilisé par la guérison opérée sur Davil. Tous les regardaient, lui et Marguerida, dans l’espoir qu’ils les sauvent, et ils n’avaient pas le moindre plan. Le doute, son jumeau détesté, se réveilla en lui. Parviendrait-il jamais à se libérer de ses peurs ? Qu’allaient-ils faire ? Ils étaient plus jeunes que les leroni asservis. Ils n’étaient ni à leur place ni dans leur temps, et ils avaient tous deux des pouvoirs qu’ils ne savaient pas encore bien utiliser. Mais ils ne pouvaient pas faillir à ces malheureux. Il fallait trouver un moyen de les sauver, et de se sauver eux-mêmes.
Mikhail se força à se concentrer, et s’aida en comptant sur ses doigts.
— Il faut neutraliser Amirya, détruire complètement les écrans, et nous débarrasser de la pierre jaune. Et nous évader d’ici, ajouta-t-il en dernier, tout en désespérant d’arriver jamais à ce stade.
— Nous avons du mal à tenir debout sans aide, caqueta Marius. Elle nous a affaiblis à dessein, tout en ayant soin de nous conserver la force de travailler.
— Quel genre de laran possèdes-tu ? demanda Davil. Tu es un guérisseur ou un ange ?
Avant que Mikhail ait pu répondre, il vit frémir les paupières d’Amirya. Elle porta la main à la pierre-étoile reposant entre ses seins. Il avait déjà vu ce geste, et fut étreint d’un sentiment de fatalité si fort qu’il faillit vomir. Il s’était préparé à ce moment sans le savoir. S’il n’avait pas connu Emelda, il n’aurait pas su quoi faire.
Ravalant sa répugnance, il se pencha et prit le cordon de cuir entre ses doigts. Une seconde, les yeux d’Amirya rencontrèrent les siens, suppliants, implorants. Leurs volontés s’affrontèrent brièvement, tandis que la main de Mikhail se refermait sur le cordon, la pitié le disputant en lui à la fureur. Elle était très jeune et étourdie, mais cela ne devait pas l’arrêter. Alors il tira sur la lanière qui céda et lui resta dans la main.
Amirya poussa un cri, un long gémissement de désespoir, et retomba sur le sol. Ses yeux se révulsèrent, et elle entra en convulsions. Écœuré de ce qu’il avait fait, Mikhail la contempla, immobile et interdit, la matrice se balançant dans sa main au bout de son cordon, se haïssant lui-même tout en sachant qu’il n’avait pas eu le choix.
— Pourquoi pleures-tu sur cette créature ?
La question de Davil le ramena à la réalité, et il s’aperçut qu’il avait le visage inondé de larmes.
— Je ne sais pas, répondit Mikhail, essuyant ses pleurs du revers de sa manche.
Et il ne le savait pas, car ses émotions l’accablaient. Il devait se ressaisir, et vite. Plus tard, quand ils auraient quitté cette terrifiante forteresse, il aurait le temps de se maudire et de maudire Varzil et son destin. Mais pas maintenant.
— Ce n’est pas pire que ce qu’elle nous a fait, grommela Marius, amer.
Pendant que Marguerida continuait à faire le tour des leroni, purifiant leurs cellules gorgées de drogues, Betha, qui était sans doute mécanicienne, s’était approchée d’un écran et l’examinait d’un œil expert. Puis elle se mit à déplacer les cristaux, prudemment, gênée dans son travail par ses gros gants de protection. Un homme qui n’avait encore rien dit la rejoignit quand Marguerida en eut terminé avec lui, et à eux deux ils démantelèrent l’écran rapidement.
Mikhail était encore complètement bouleversé et il se sentait très loin des gens qui l’entouraient. Il s’efforça de revenir à la tâche qui l’attendait, sachant que ce qu’il avait fait à Amirya était l’article le plus facile de sa liste, et que démanteler des écrans n’était pas très difficile pour des techniciens compétents. Mais le plus dur était encore à venir, et il faillit désespérer.
Que faire de la pierre jaune ? Et comment allaient-ils sortir de cette affreuse forteresse ? Dix leroni épuisés ne faisaient pas le poids contre la caserne pleine de soldats qu’il avait découverte au cours de ses explorations mentales, même en tenant compte des capacités restauratrices de Marguerida.
Il se secoua, se forçant à réprimer ses peurs. Ces gens le regardaient comme un chef, aucun ne devinant à quel point il était peu fait pour cette fonction. Mais il réalisa qu’il devait en prendre le risque, se montrer plus astucieux et rusé qu’il ne l’avait jamais été de sa vie. Le laran, c’était très bien, mais il avait besoin d’autre chose – d’une centaine de cavaliers attaquant le donjon, par exemple. Il ne put s’empêcher de rire intérieurement.
— Cette salle, là-bas, je sens qu’elle renferme de la pierre jaune. Comment en contient-on les radiations ?
Davil le regarda avec intérêt.
— À l’intérieur, des écrans maintiennent la pierre en place, mais il y a des fuites, et nous avons perdu plusieurs camarades à cause de ce poison. Personne, pas même cette femme, dit-il en montrant Amirya, ne peut y entrer sans danger, et nous redoutions tous le jour où le pouvoir des écrans ne pourrait plus contenir l’influence de la pierre.
— Ainsi, vous travailliez dans cette salle pour extraire ce minerai de la terre ?
— Exactement.
Marguerida, le feu détruira-t-il… ce que c’est ?
Pas du tout. Je suppose que c’est du minerai d’uranium à faible teneur, qui se présente sous forme de pierre jaune, si j’ai bonne mémoire. Heureusement que ce n’est pas du cobalt radioactif qui est encore plus redoutable. C’est stupéfiant qu’ils aient pensé pouvoir faire joujou avec ça sans danger.
Oui. Et si on le comprimait ?
Mauvaise idée. La seule chose qui me vienne à l’idée, c’est de renforcer le champ de stase qui l’entoure déjà – et je ne sais pas comment faire. Quand on a mis Dio en stase, oncle Jeff a essayé de m’expliquer le processus, mais j’avoue ne pas avoir bien saisi le concept. Comme pour tout ce qui concerne le laran, il y a encore beaucoup de choses qui m’échappent.
Il faudrait pouvoir renvoyer ça d’où ça vient.
Alors, nous aurions dû y penser avant de démanteler les écrans.
Bon sang !
Marguerida avait maintenant terminé ses guérisons et semblait assez contente d’elle. Elle avait le front luisant de sueur, et les cheveux humides collés à sa peau claire. Il la regarda s’asseoir sur un banc contre le mur et renfiler sa mitaine, sans s’apercevoir des regards d’appréhension que lui jetaient ses patients.
Elle entra dans l’état de transe qu’il connaissait bien maintenant, le visage inexpressif, les paupières baissées. Ce qu’elle voyait alors, il ne pouvait que le deviner, mais elle savait ce qu’elle faisait, et il avait confiance. Et, à mesure qu’il la regardait, il sentait ses émotions turbulentes s’envoler et un calme bienheureux l’envahir.
Au bout d’environ une minute, elle se redressa, son visage se ranima, elle retrouva son regard lucide et doré. C’est le temps.
Le temps que tu trouves une solution ?
Non. Le temps est la solution.
Je ne comprends pas – si le temps est la solution, quel est le problème ?
Désolée, Mik. Je ne cherche pas à être obscure, mais c’est difficile à expliquer. Je n’ai pas le vocabulaire nécessaire, et toi non plus. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il faut soustraire la pierre jaune à ce présent – mais où et quand devons-nous la transporter, je ne sais pas.
Tu parles par énigmes, carya.
Je sais. Cela a quelque chose à voir avec la nature de ma matrice fantôme. Je veux dire que ça appartient à la fois en partie au surmonde et en partie au monde matériel. Et Varzil a dit que je peux… manipuler le temps. Je regrette de ne pas l’avoir manipulé davantage avec lui ! Mais si ses paroles ont un sens, et elles en ont forcément un, alors ma capacité particulière est de pouvoir bricoler le temps.
C’est une supposition de taille, carya. Je sais, et je ne la ferais pas si je ne venais pas de guérir ces gens. Maintenant, je suis complètement perdu – qu’est-ce que la guérison a à voir avec le temps ?
Tout ! Bon sang, ce que c’est difficile ! Il ne s’agit pas simplement de dégager les canaux – ça, c’est la partie mécanique. La véritable guérison vient du souvenir de la santé – il faut ramener le corps à un temps où il allait bien.
Mikhail rumina cette idée. Il se rappela comment Marguerida l’avait tiré de son choc matriciel, et réalisa que tout s’était passé presque exactement comme elle venait de le dire. Sauf qu’il ne voyait pas le rapport avec leur problème : se débarrasser du dangereux minerai de la salle voisine.
— Existe-t-il, dans le voisinage, un Lieu Interdit ? Les autres la regardèrent sans comprendre, puis Davil hocha lentement la tête.
— À dix miles vers l’ouest, à peu près, il y a une sorte d’ancienne luminescence dont personne n’ose approcher. Ce lieu n’est pas très étendu, et il y a des herbes étranges qui poussent tout autour.
— Dix miles, répéta pensivement Marguerida, puis elle secoua la tête. Je regrette de ne pas avoir écouté avec plus d’attention les cours de mécanique d’Arilinn. Ou d’être télékinétique – non que je désire davantage de laran, mais ce serait bien utile en ce moment.
Mikhail la regarda, admirant son calme. Pas un bruit, comme si les leroni savaient qu’il se passait quelque chose exigeant le silence. Il attendit qu’elle poursuive.
Soudain, il eut l’impression qu’on l’attrapait par la nuque et qu’on lui poussait la tête en avant. Il fixa l’anneau scintillant à son doigt. Il dansait devant ses yeux, tremblant et tremblotant, ses facettes se dilatant et se contractant tour à tour. Un instant, sa petite matrice dessina comme une ombre à l’intérieur de la grosse, puis elles parurent changer de place, et celle de Varzil devint presque invisible. L’effet était étourdissant, et son esprit protesta. Ce fut comme s’il perdait la notion de son identité, du temps, abîmé dans la contemplation de cet objet.
Que savait-il de la pierre de Varzil ? Mikhail mit son cerveau à la torture. Il savait que le grand empathe s’en était servi pour restaurer le Lac de Hali. Ces deux éléments paraissaient critiques, mais il ne comprit pas immédiatement ce qu’il pouvait en faire. L’empathie était le Don des Ridenow, et il ne le possédait pas. Mais cet anneau avait passé près d’un siècle au doigt de Varzil, et peut-être avait-il conservé le souvenir de son Don.
Le souvenir – Marguerida venait d’en parler –, ah oui, le souvenir de la santé. C’était trop poétique pour lui, trop magique. Peut-être était-il trop terre à terre pour saisir les implications. Et pourtant, il le devait, et vite.
L’espace, le temps et le souvenir. Les mots résonnèrent dans son esprit, carillonnèrent comme des cloches, évoquant d’autres impressions. Il s’efforça de conserver le contrôle de lui-même, de ne pas se laisser emporter dans le torrent d’images qui traversaient sa conscience. Si seulement il parvenait à se raccrocher fermement à quelque chose !
À travers le temps et l’espace. Mikhail prit une profonde inspiration. Il sentit un frémissement dans son esprit torturé, la fusion d’éléments en une image au-delà de toute expression verbale. Il fixa mentalement l’image, tentant de la retenir, de l’imprimer dans sa mémoire. Elle tremblotait et chatoyait, mais, enfin, il la sentit se solidifier. Et il faillit s’évanouir à sa vue, car c’était une construction impressionnante. Et maintenant qu’il avait stabilisé l’image, il ne savait pas quoi en faire.
Mikhail releva la tête, et l’image demeura devant ses yeux. Il projeta sa conscience dans la salle voisine, comme il l’avait fait dans ses explorations de la Tour. Les écrans qui l’avaient tant frustré étaient maintenant transparents. La stase qui contenait la radioactivité devenait instable, et disparaîtrait bientôt s’il ne faisait rien. Mais que devait-il faire ?
Il ramena sa conscience en lui-même. Existait-il un moyen de faire remonter le temps au champ de stase, de le ramener à un moment où il ne contenait rien que de l’espace ? Cela paraissait improbable, mais en un éclair intuitif, il embrassa cette idée.
— Marguerida, peux-tu imaginer un moyen de déplacer cette salle – et ce qu’elle contient – dans le temps ?
Mikhail vit dix paires d’yeux braquées sur lui – tous les leroni qui le regardaient fixement. À leur expression, il était clair qu’ils le croyaient fou. Et il n’était pas certain qu’ils aient tort. Mais sa certitude persista, malgré ses doutes. Il fallait suivre cette voie, laisser la matrice le guider, et empêcher ses craintes d’affaiblir sa détermination.
Non, Mik, je ne peux pas. Même avec dix téléporteurs, je ne crois pas que ce serait possible. Attends ! Oublie ce maudit uranium, et pense au champ de stase – aux écrans eux-mêmes.
Les écrans ? Ils commencent à se dégrader et s’effondreront bientôt, quoi que nous fassions.
Écoute-moi. Arrête de t’occuper du minerai ! Les matrices ont une fonction temporelle qui n’a jamais été explorée, sauf peut-être par Varzil lui-même. C’est forcé. Plus grosse est la matrice, plus elle peut contenir le temps. C’est ainsi qu’Ashara est parvenue à perdurer à travers les siècles – parce qu’elle avait trouvé un moyen de se déplacer dans le temps, et sa Tour du surmonde l’y aidait.
Qu’est-ce que tu proposes ?
Pouvons-nous faire régresser ces écrans – leur ôter le temps qu’ils contiennent ?
Le faire sortir du temps…
Non, faire sortir le temps d’eux !
Mikhail en resta abasourdi. L’image qui s’était formée dans son esprit reparut devant ses yeux, et il la comprit. Sa puissance était immense. Il n’avait aucune idée sur la façon de la diriger. Puis sa terreur disparut, comme enlevée par une main invisible. Il ne pouvait pas faire ça tout seul, ni avec seulement l’aide de Marguerida. Il faudrait faire appel aux capacités de ces dix étrangers, tous épuisés par leur emprisonnement. Comment les diriger, ou se diriger lui-même ? C’était trop lui demander.
Mikhail, couvert de sueurs froides, serra les poings, puis les rouvrit. Enfin, il se ressaisit, prit une profonde inspiration et dit :
— Nous allons devoir créer un cercle, et vous devrez me faire confiance. Je n’ai jamais exercé la fonction de Gardien, mais je m’y vois obligé aujourd’hui.
Puis ses lèvres s’étirèrent en un sourire. Toutes les connaissances qu’il lui fallait scintillaient à son doigt, et il suffisait d’y abandonner sa volonté pour réussir.
Davil lui lança un regard incisif.
— Nous savons déjà que tu as de grandes capacités – quoique nous ne sachions pas ton nom. Que veux-tu faire ?
— Je veux dégrader la stase de la salle voisine, lui faire remonter le temps, si tu préfères.
— Seul Varzil peut faire ça, dit Marius.
— Comment le sais-tu ?
— J’étais avec lui quand il a restauré le Lac de Hali.
— Parfait, dit Mikhail, encouragé par ces paroles, en dépit de l’air dubitatif de Marius. Tu peux me dire exactement ce qu’il a fait ?
— Non. Il comprend le temps et il… enfin, c’est difficile à expliquer.
Il se mordilla les lèvres un moment et reprit :
— Il l’a fait revenir en arrière, je crois. Ah, je vois maintenant ce que tu veux dire. Tu crois que si tu peux faire remonter le temps à cette salle… oui, ça pourrait réussir. Ou nous pourrions tous être tués en essayant.
— C’est toujours une possibilité, reconnut Mikhail, affrontant la peur qui le rongeait. C’est ça, ou laisser ce minerai ici, pour que Dom Padriac s’en serve, ou essaye de s’en servir.
— Je ne crois pas qu’il puisse faire grand-chose sans sa sœur, mais il aurait toujours la possibilité de trouver quelqu’un d’autre, dit Marius, foudroyant la forme inanimée d’Amirya.
Sa poitrine se soulevait et s’abaissait et, donc elle respirait encore, mais à peine. Puis il leva sur Mikhail des yeux pleins d’ombre.
— Mais avant de commencer, qui es-tu ? Tu l’as appelée Marguerida. Mais toi, qui es-tu ? dit-il, d’un air entêté.
Mikhail en resta atterré. Il avait prononcé le nom de Marguerida sans s’en apercevoir. Son estomac se noua, et il comprit qu’il se trouvait à une sorte de croisées des chemins temporels, à un carrefour de l’histoire dont on se souviendrait si quelqu’un de ces leroni survivait. Si seulement il avait eu une idée ! Aucun des noms envisagés avec Marguerida ne semblait lui convenir. Il fallait que ce soit un nom qui sonne juste, mais pas le nom d’une personne ayant vécu à cette époque.
Il ouvrit la bouche, et se trouva soudain saisi dans un fragment de souvenir, dans les mots de son rêve. Varzil l’avait appelé Mikhalangelo. Cet homme était mort. Et faisait partie de l’histoire.
— Appelez-moi Angelo, dit-il enfin.
Les yeux de Marguerida se dilatèrent, et il la vit réprimer un éclat de rire. Vraiment, Mik ! Comment oses-tu ?
Mais je suis l’un des Anges des Lanart, ma chérie.
Les démons des Lanart serait plus exact.
— Très bien, dit Marius avec circonspection, comme sachant qu’on lui mentait mais que ça n’avait pas d’importance.
Les leroni s’assirent en cercle, leur entraînement s’affirmant malgré leur fatigue et les questions qui les troublaient. Mikhail les regarda s’installer, profondément ému de leur courage et de leur acceptation de sa direction. Et il ne put s’empêcher de se demander ce qu’ils se rappelleraient plus tard, et ce qu’ils diraient. À sa connaissance, il n’y avait pas d’Angelo dans l’histoire, et pas de Marguerida non plus. Mais tant d’archives s’étaient perdues qu’il en avait peut-être existé une douzaine.
Le courage et la confiance des leroni fortifièrent Mikhail. À mesure que le silence se faisait, il sentait ses doutes le quitter. Il espérait qu’il ne faiblirait pas, qu’il pouvait faire confiance à son intuition comme ces leroni lui faisaient confiance, et les sortir tous sans dommages de cette dangereuse situation.
Parfaitement immobile, Mikhail sentit tous les membres du cercle concentrer leurs énergies autour de lui et, sans qu’il lui ait rien dit, il sut que Marguerida s’était chargée de monitorer. C’était la meilleure utilisation de ses pouvoirs, et il se détendit un peu.
Il fixa la matrice et rassembla toutes les énergies en un réseau. Puis, s’efforçant de les ordonner, il sentit une résistance. Se trompait-il ? Tout était plus facile et plus clair quelques instants auparavant. Enfin, il réalisa qu’il devait abandonner sa volonté et se laisser guider par les pouvoirs contenus dans sa matrice. Il n’était qu’un intermédiaire, le véhicule permettant d’unir et de diriger les esprits vers un même but. Il eut une impression d’immense puissance, mais en même temps de grande humilité, une sorte de crainte révérencielle devant ce qu’il allait faire.
À mesure que la puissance augmentait, les membres du cercle perdaient leur individualité et se fondaient en un seul être. Il sentit Marguerida passer de l’un à l’autre, équilibrant les énergies, les maintenant concentrées. L’image vue tout à l’heure se reforma dans son esprit, comme un champ d’étincelles, de petits points brillants dans le noir. Elle tremblota un moment, puis se solidifia.
Mikhail concentra toutes ses forces sur la stabilité de cette image, sachant que telle était sa tâche. Il oublia tout, sauf les points de lumière.
Ses sens se modifièrent, et il sut que quelque chose allait se passer. Le temps fleurit, s’épanouit dans ses cellules. Il continua à fixer mentalement les lumières. Ces points scintillants paraissaient tous identiques, mais il savait qu’un seul recelait la clé. Il les fixa tous tour à tour, jusqu’à l’éblouissement.
Une terreur indicible s’empara de lui. Il n’était pas assez fort, il n’était pas prêt pour ça ! Il n’était pas même assez habile pour se guider lui-même. L’image frémit devant son œil mental, et il fit de nouveau abstraction de sa volonté. Laisse la matrice faire le travail, s’exhorta-t-il.
Sa respiration s’arrêta, puis son cœur, et il eut l’impression de mourir. Puis il sentit qu’on le soutenait, et l’air recommença à circuler dans ses poumons. Il se remit à fixer l’image, et son cœur se remit à battre. C’était ça ! Juste un éclat lumineux, identique à tous les autres, et pourtant, il sut que c’était celui qu’il cherchait.
Mikhail fixa l’étincelle. Les autres s’évanouirent autour de lui, et il attendit, sachant qu’il devait attendre sans savoir pourquoi. Tous les points de lumière avaient pâli jusqu’à disparaître, sauf celui qu’il fixait. L’éternité l’enveloppait et la matrice le maintenait immobile au milieu.
Et maintenant ? Mikhail attendit un instant qui lui parut une éternité. Puis, avec une délicatesse qui semblait impossible, il tendit la main et imprima à l’étincelle une infime poussée.
Le point lumineux trembla, puis s’ébranla, et s’éloigna à une vitesse prodigieuse pour se perdre dans le néant. Il entendit un grondement terrible, des pierres qui éclataient. Quelqu’un hurla. Il reprit possession de son corps, et c’était lui qui hurlait, à grands cris inarticulés. Puis il glissa sur le sol, presque inanimé. Son corps était froid comme la glace et sa tête puisait. Il entendit alors la voix familière s’écrier avec jubilation : Tu as réussi !